Le visage de Patricia s’éclaire d’un grand sourire : elle vient de
sentir une résistance – comme des aimants qui se repoussent – entre ses
mains distantes d’une dizaine de centimètres. « C’est le chi. Une fois
que vous le sentez, c’est tout à fait évident ! » lance notre
instructeur de tai-chi. Je les regarde, à la fois fasciné et un peu déçu
de ne rien sentir, moi, comme si j’étais exclu de leur jeu. Andrée
aussi est une adepte du tai-chi, depuis vingt-cinq ans. « J’ai débuté
très tard, à 50 ans. J’étais chimiste, et tout ça me paraissait un peu
trop irrationnel », explique-t-elle comme pour s’excuser.
J’observe
avec admiration sa démarche légère, sa force posée et la souplesse de
ses mouvements. Quelque chose de simple et de rayonnant émane d’elle,
une beauté qui a traversé ses 75 années. Elle tourne le haut de son
corps de droite à gauche, ses mains placées à l’horizontale se déplacent
lentement devant elle à la hauteur des hanches, comme si elles
flottaient à la surface de l’eau. « Laissez-les glisser sur la ceinture
de chi qui vous entoure. Ne faites aucun effort », encourage le maître.
Je l’imite comme je peux : mes gestes sont hésitants et gauches.
Peut-être simplement parce que je ne la sens pas, moi, cette ceinture de
chi ?
Sylvain, 45 ans, dirige une société de communication. Il pratique le tai-chi depuis plusieurs années. « J’en tire une paix incroyable, me dit-il. Lorsque je prends conscience de cette énergie en moi, tangible, présente – énergie que chacun possède en lui –, je me sens littéralement connecté avec le reste du monde. » En observant Patricia, Andrée, Sylvain, je m’interroge sur le sens à donner à ces expériences étrangères à notre mode de pensée… Si cette extraordinaire énergie existe, pourquoi tant d’individus passent-ils à côté sans jamais l’avoir même expérimentée ? En Asie, l’idée de chi fait partie de la vie quotidienne. Au Japon, on ne dit pas : « Faites attention », mais : « Dirigez votre chi vers l’extérieur ». En Chine, à Taïwan, à Hongkong, chaque matin, les parcs publics s’animent de ces mouvements lents et majestueux, effectués par quelques millions d’êtres humains connectés à leur chi. Illusion de masse ? Hystérie collective (et millénaire) qui toucherait maintenant certains esprits occidentaux ?
La force de l’esprit
Aux Etats-Unis et en Australie, des études ont confirmé les bienfaits du
tai-chi sur la santé. Une heure de pratique aurait un effet comparable à
une heure de marche soutenue dans la campagne. Deux séances par semaine
pendant plusieurs mois contribueraient à faire durer cet effet entre
les séances. Les participants aux programmes – pour beaucoup sédentaires
et en manque d’exercice – ont noté une amélioration de très nette de
leur bien-être physique. Et moins ils faisaient d’exercice avant de
commencer, plus les effets du programme ont été importants ! (1)
Pratiqué
au ralenti et en extérieur, un art martial peut mettre en forme, certes
; rendre de bonne humeur, pourquoi pas. Mais que penser de ce chi, de
cette « force » évoquant La Guerre des étoiles ? De cette énergie
scientifiquement indétectable, que notre cerveau et nos mains peuvent
pourtant apprendre à ressentir ? Une expérience étonnante a été réalisée
aux Etats-Unis dans le laboratoire du docteur Yue, à la Cleveland
Clinic : trois mois durant, les participants ont été entraînés à
développer dans leur imagination, quinze minutes par jour, la force de
l’un de leurs petits doigts, sans aucune contraction musculaire, juste
avec la force de la pensée : ils imaginaient que leur auriculaire
poussait latéralement un objet lourd. A la fin de l’expérience, la force
objective de leur doigt avait augmenté de 35 % ! Un effet tout à fait
physique… obtenu par pure concentration mentale (2).
Cet exercice ressemble exactement aux instructions que recevaient
Patricia de son maître de tai-chi pour apprendre à canaliser son
énergie. Les Japonais n’entendent pas la différence entre un "l" et un
"r" prononcés dans une langue occidentale. Pourtant, s’ils exercent leur
écoute à partir de mots répétés un certain nombre de fois avec une
articulation très claire, ils peuvent apprendre en quelques semaines à
distinguer ces deux lettres aussi facilement que nous (3) Lorsque l’on
sait cela, pourquoi ne pourrions-nous pas, nous, apprendre à saisir le
chi ?…
1- F. Li et al., “Tai Chi as a means to enhance self-esteem: A
randomized controlled trial”, in Journal of Applied Gerontology, 2002,
vol. 21 (1), p. 70-89. P. Jin, “Efficacy of Tai Chi, brisk walking,
meditation, and reading in reducing mental and emotional stress”, in
Journal of Psychosomatic Research, 1992, vol. 36 (4), p. 361-370.
2- V.K. Ranganathan et al., “From mental power to muscle
power-gaining strength by using the mind”, in Neuropsychologia, 2004,
vol. 944, p. 944-956.
3- J.L. McClelland, J.A. Fiez et B.D.
McCandliss, “Teaching the /r/-/l/ discrimination to Japanese adults:
Behavioral and neural aspects”, in Physiology & Behavior, 2002, vol.
77 (4-5), p. 657-662.
David Servan-Schreiber
Professeur de psychiatrie clinique,
David Servan-Schreiber a fondé et dirigé un centre de médecine
complémentaire à l’université de Pittsburgh, aux Etats-Unis. Il est
l’auteur de Guérir (Pocket 2005) et Anticancer (Robert Laffont (2007)