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Réalisé par Sarah Gavron sur un scénario d’Abi Morgan, le long-métrage britannique Les Suffragettes est sorti en novembre 2015 (1).
Bien qu’il ait le mérite d’exister et qu’il soit fort convenablement
interprété, il a de quoi décevoir les tenants d’un usage du cinéma aussi
dynamique que le sujet qu’il sert. A travers la politisation d’une
jeune ouvrière, le film passe en revue quelques-unes des actions
marquantes menées aux alentours de 1913 par les militantes en faveur du
droit de vote des femmes. Hélas, le mélange des genres
cinématographiques semblant décidément tabou, la retenue larmoyante du « drame social » l’emporte sur la réelle exubérance des faits historiques, qui ne déparerait guère dans un film d’action.
Car, pour conquérir leurs droits, ces aïeules du Mouvement de
libération des femmes (MLF) des années 1970 ont su taper aux bons
endroits. Ce qui leur a permis non seulement d’arracher en 1918 le droit
de vote pour huit millions d’Anglaises de plus de 30 ans (puis,
en 1928, pour toutes les majeures), mais également de redéfinir le
rapport des femmes à la violence politique et domestique. De quoi rêver
d’une nouvelle adaptation au cinéma, avec Gina Carano et Ronda Rousey —
actrices et championnes d’arts martiaux mixtes (mixed martial arts,
MMA), un sport de combat où l’on utilise les pieds, les poings et les
ressources de la lutte — en suffragettes réellement de choc…
Rappelons quelques faits. En 1903, Emmeline Pankhurst (1858-1928),
lasse des atermoiements non violents des organisations suffragistes,
crée la Women’s Social and Political Union (WSPU) avec deux de ses
filles, Christabel (1880-1958) et Sylvia (1882-1960). En crachant sur un
policier, la première inaugure dès 1905 la série d’arrestations
arbitraires qui viseront la famille Pankhurst et les militantes de la
WSPU. L’Union fait rapidement parler d’elle, Emmeline Pankhurst prônant
dès 1910 l’action directe afin d’attirer l’attention, à la suite
notamment du « Black Friday », une manifestation féministe réprimée par la police avec une violence inouïe. Celles que les médias nommeront « suffragettes »
vont alors attaquer la sacro-sainte propriété privée, brisant les
vitrines, incendiant quelques riches cottages, dévastant les terrains de
golf ou les jardins botaniques royaux.
Ce vandalisme assumé, qui mêle désobéissance civile et sabotage,
n’est toutefois rien face à la violence masculine quotidienne :
ostracisées jusque dans leurs foyers et sur leurs lieux de travail, les
militantes sont insultées dans la rue ; on
leur jette des pierres quand elles manifestent, et des hommes vont
jusqu’à monter à la tribune des meetings pour frapper les oratrices,
sous l’œil goguenard de policiers qui attendent de prendre le relais. Et
quand les militantes emprisonnées suivent la consigne d’une grève de la
faim systématique pour réclamer le statut de prisonnières politiques,
elles sont nourries de force…
Inquiètes du nombre toujours croissant de citoyens (mâles) émus par ces tortures, les autorités édictent en 1913 le « Cat and Mouse Act » :
les grévistes de la faim sont libérées quand leur état se dégrade trop,
puis à nouveau arrêtées une fois rétablies… Pour les suffragettes, il
devient impératif d’empêcher ce cruel jeu du chat et de la souris, qui
vise ouvertement à décapiter le mouvement. C’est là que les samouraïs
interviennent.
Le jujitsu, littéralement « art de la souplesse »,
utilise la force de l’adversaire à son encontre, de sorte qu’il devient
possible de terrasser un opposant physiquement plus costaud. Développé
par les samouraïs du Japon féodal comme une technique de combat à mains
nues, il donna naissance au judo, à l’aïkido et, plus récemment, au
jujitsu brésilien. En 1898, un certain Edward William Barton-Wright
(1860-1951) l’introduit au Royaume-Uni après l’avoir étudié au Japon. Il
s’en sert comme base pour son propre « bartitsu »
(d’après son patronyme), un ancêtre du MMA moderne qui combine jujitsu,
boxe anglaise, savate et lutte. Ouverte en 1900 à Soho, son école
attire de nombreux élèves — soldats, aristocrates… Elle emploie des
professeurs renommés, comme le Français Pierre Vigny, qui enseigne la
savate et la canne, et dont la future épouse Marguerite développera
quelques années plus tard une étonnante technique d’autodéfense avec un
parapluie. Mais surtout, l’école bénéficie de la précieuse présence de
deux maîtres japonais, Tani Yukio (1881-1950) et Uyenishi Sadakazu
(1880- ?).
Après une démonstration publique qui les a fascinés, Edith et William
Garrud, un couple de professeurs de culture physique, s’inscrivent
illico à l’école de Barton-Wright. En 1903, lorsque celle-ci ferme ses
portes, ils suivent Uyenishi, qui fonde la sienne (School of Japanese
Self-Defense) ; ils reprennent
l’établissement quand le maître repart au Japon. Edith Garrud
(1872-1971) y enseigne le jujitsu aux femmes et aux enfants.
Parallèlement, elle ouvre dans l’East End londonien un dojo (salle
d’entraînement) réservé à l’instruction des suffragettes de la WSPU et
de la Women’s Freedom League, née en 1907 d’une scission de la première.
Pour une femme, à cette époque, pratiquer un sport est déjà un acte
politique. Edith Garrud est de surcroît une militante féministe ;
du haut de son mètre cinquante, elle n’aime rien tant que prouver la
supériorité de l’agilité sur la force brute au cours de démonstrations
qui l’opposent facétieusement à un figurant déguisé en policier. Elle
promeut l’autodéfense féminine non seulement à travers ses cours, mais
également en apparaissant dans le premier film d’arts martiaux anglais (Jiu Jitsu Downs the Footpads, 1907), en créant une pièce de théâtre comique contre la violence conjugale (What Every Woman Ought to Know, « Ce que toute femme devrait savoir », 1911) et en écrivant des articles, notamment dans Votes for Woman,
le journal de la WSPU. Enfin, elle ne dédaigne pas d’escalader les murs
de la prison de Holloway pour y chanter à tue-tête en soutien aux
suffragettes incarcérées.
En 1913, face à l’ampleur de la répression, symbolisée par le « Cat and Mouse Act »,
Sylvia Pankhurst exhorte la WSPU à créer un service de sécurité chargé
de protéger les manifestantes contre les forces de l’ordre. Ainsi naît
le Bodyguard, un groupe d’une quarantaine de femmes entraînées par Edith
Garrud, qui installe des caches d’armes sous les tatamis de son dojo. A
leur tête figure Gertrude (« Gert »)
Harding (1889-1977), Canadienne arrivée à Londres en 1912 et célèbre
pour avoir arraché les orchidées des jardins royaux — un exploit d’abord
attribué à des hommes par les autorités, incapables de concevoir que
des femmes aient pu escalader le mur d’enceinte.
Dissimulant sous leurs robes force briques, massues de gymnastique ou
matraques subtilisées aux policiers, les membres du Bodyguard protègent
manifestations et meetings, rivalisant de courage et d’ingéniosité pour
pallier leur infériorité numérique. On ne compte plus les fractures,
plaies et bosses dans leurs rangs. Elles planifient itinéraires et
solutions de repli. Plusieurs d’entre elles se déguisent par exemple en
sosies des suffragettes recherchées par les policiers, comme Emmeline
Pankhurst, pour faire tourner ceux-ci en bourrique à l’issue d’un
meeting.
La presse, qui relaie vite leurs exploits, les surnomme « amazones » ou « suffrajitsu »,
tandis que le gouvernement s’arrache les cheveux face à ces femmes qui
déculottent l’autorité en arrachant les bretelles des policiers. « En ce qui concerne nos combattantes, écrit Emmeline Pankhurst dans un hommage à ses protectrices, elles sont en pleine forme et très fières de leurs exploits (…). Notre
camarade qui s’est fait ouvrir le crâne a refusé les points de suture
car elle tenait à garder une cicatrice le plus visible possible. Le vrai
esprit de la guerrière (2) ! »
A son tour, la police apprend parfois à ruser. En 1913, elle arrête
Emmeline Pankhurst, de retour d’un voyage aux Etats-Unis, sur le bateau
même, afin d’éviter toute intervention du Bodyguard qui attend sur le
quai. Mais, la plupart du temps, les bobbies se contentent de charger, matraque en pogne, en comptant sur leur nombre et leur brutalité. Comme au cours de la « bataille de Glasgow »,
en 1914 : lors d’un meeting de la WSPU en Ecosse, Emmeline Pankhurst
déjoue la surveillance policière en se faisant passer pour une simple
spectatrice ; mais, quand elle se faufile
jusqu’à la tribune, 50 policiers se jettent sur l’oratrice, défendue par
30 membres du Bodyguard, sous les regards choqués de 4 000 spectateurs.
La violence et l’arbitraire de l’arrestation, alors même que le meeting
était autorisé, vont rallier beaucoup d’indécis à la cause suffragiste.
Après l’entrée en guerre du Royaume-Uni face à l’Allemagne, Emmeline
Pankhurst choisit de cesser les actions de la WSPU, de dissoudre le
Bodyguard et d’appeler les Anglaises à soutenir l’effort de guerre
national. Cette décision, qui vise à souligner le rôle des femmes en
tant que citoyennes afin d’asseoir la légitimité de leurs revendications
civiques, portera ses fruits en 1918. Mais elle brouille définitivement
Sylvia Pankhurst — qui rejoint les communistes conseillistes opposés à
la guerre — et sa mère. De plus en plus effrayée par la perspective
d’une révolution communiste, cette dernière finira par se rallier au
Parti conservateur. Edith Garrud, quant à elle, continuera jusqu’en 1925
à dispenser des cours de jujitsu avec son mari, forte de son statut de
première femme occidentale instructrice d’arts martiaux.
De l’autre côté de la Manche, ces « jujitsuffragettes »
intrépides marquent certains esprits, dont celui de Madeleine Pelletier
(1874-1939), première femme psychiatre et militante socialiste
libertaire. Après s’être rendue en 1908 à une manifestation de
suffragettes londoniennes, Pelletier défend dans son journal, La Suffragiste, l’activisme contondant de ses consœurs : « Il est certain que casser un carreau n’est pas un argument ; mais si l’opinion, sourde aux arguments, n’est sensible qu’aux carreaux cassés, que faire ? Les casser, évidemment. »
Un esprit qu’incarna de façon remarquable, dans un tout autre contexte, la poétesse Qiu Jin (1875-1907), la « première féministe chinoise »,
qui milita notamment contre la tradition des pieds bandés. Elle apprit
les arts martiaux chinois et japonais en vue de préparer l’insurrection
contre la dynastie mandchoue. Enseignant la culture physique dans des
écoles de jeunes filles, qu’elle entraîna dans la foulée au maniement
des armes, elle fit scandale en exhortant ses élèves à apprendre un
métier. Elle fut décapitée pour tentative de coup d’Etat en 1907 (3).
Parce qu’elles savaient que les opprimées paient toujours les pots
cassés les premières, ces pionnières de l’autodéfense sociale et
féministe ont osé redéfinir la féminité en fonction de leurs besoins
réels. A travers la pratique du jujitsu, les suffragettes anticipèrent
l’avertissement donné par la sociologue et formatrice autrichienne Irene
Zeilinger dans son Petit Manuel d’autodéfense à l’usage de toutes les femmes qui en ont marre de se faire emmerder sans rien dire (4) : « L’agresseur décide qu’il y aura violence ; à nous de décider contre qui cette violence sera dirigée. »
Daniel Paris-Clavel
Créateur et animateur de la revue
ChériBibi, consacrée aux cultures populaires.